Humanitude
: pour rester en relation avec les personnes et partager avec elles
émotion et sentiment, il faut un « prendre soin » fondé sur toutes les
caractéristiques qui permettent aux hommes de se reconnaître les uns les
autres.
« Il est des
situations privilégiées, hélas fort peu fréquentes, où les personnes
impliquées dans une action de groupe particulièrement exaltante semble
subir une mutation intellectuelle, affective et comportementale. (…) le
mot humanitude a déjà été proposé, il y a trente cinq ans et repris en
1995 pour qualifier la relation de bientraitance vis-à-vis des personnes
âgées. Le sens que nous donnons ici à humanitude n’est pas limité à la
bienveillance et porte l’idée d’émancipation collective car, au-delà de
la compassion, il vise la recherche active de solutions partagées. Je ne
connais pas de mot qui embrasse toutes les qualités que peut manifester
une personne en communion avec ses semblables pour proposer, en
responsabilité, des actions bénéfiques au plus grand nombre.
En effet,
si le substantif « humanisme » signale le caractère altruiste,
empathique, fraternel, qui se manifeste dans l’humanitude, il ne dit
rien sur l’intelligence collective qui permet d’apporter des
propositions concrètes. Ceux qui on vécu Mai 68 se souviennent de
l’empathie presque générale qui s’était emparée des usagers du métro ou
de personnes croisées un peu partout : c’était comme si chacun éprouvait
soudain le sens du mot fraternité et s’étonnait de n’en avoir rien su
auparavant. Dans l’allégresse partagée, et souvent sans motif évident,
on se souriait, échangeait des plaisanteries ou des idées un peu
loufoques, on s’entraidait sans qu’il soit besoin de demander. Le monde
était à nous parce qu’un autre monde semblait possible, libéré des
méchants, des exploiteurs, des emmerdeurs et castrateurs, un monde où
l’on aurait le droit de vivre intensément chaque instant, de le
transformer en fête des sens et de l’esprit, de communier avec chacun
qui n’est plus un inconnu, de découvrir le goût et l’aptitude pour le
bonheur simple, l’échange, l’imagination, et le respect des gens.
Cette
mutation de l’Homo economicus en Homo enfin sapiens sapiens, celui qui
agit en
conscience, se réalisait dans une situation où bien peu
étaient réellement acteurs, seulement contemporains d’un mouvement
débordant la médiocrité quotidienne en ouvrant des fenêtres généreuses
et fantasques sur la « vraie vie ». Un phénomène comparable peut
exister, par exemple à l’occasion d’une grande manifestation publique où
s’expriment, dans l’enthousiasme et le nombre, des idées joliment
utopiques mais largement partagées, ou à l’occasion d’une grève soutenue
qui amène à des complicités profondes avec des collègues qu’on ignorait
au quotidien.
Les avancées politiques et sociales obtenues depuis deux
siècles ne résultent pas directement du suffrage universel, mais d’abord
des luttes sociales, des mouvements à caractère révolutionnaire où
fleurissait l’humanitude et qui ont été capables d’imposer ces avancées
au législateur : abolition des discriminations raciales ou de
l’esclavage, droit des minorités et des femmes, décolonisation, droits
sociaux…
L’humanitude n’est pas une qualité individuelle,
elle ne jaillit pas d’un mouvement solidaire, mais par l’émulation qui
naît au sein d’un groupe en effervescence intellectuelle, morale et
affective. Elle figure le meilleur de l’humanité et de l’intelligence
partagée. Dans
Douze hommes en colère (film de 1957), le réalisateur
Sidney Lumet montrait comment des jurés en viennent à innocenter un
homme dont la culpabilité était initialement certaine : contre les
jugements trop rapides, c’était un éloge de la réflexion et de l’esprit
critique de citoyens gagnés par l’humanitude.
C’est la
même humanitude qui se manifeste dans les conférences de citoyens.
Celles-ci stimulent l’exaltation de personnes qui découvrent leur
capacité à maîtriser un sujet compliqué et ignoré il y a peu, en
inventant des solutions auxquelles les experts n’avaient pas pensé ou
qu’ils avaient négligées, en éprouvant la puissance du collectif pour
élaborer un avis qui échappe aux mesquineries des intérêts particuliers,
en esquissant une nouvelle identité où ils peinent à se reconnaître
tant elle est faite de savoir, de rigueur et d’altruisme, et en
cultivant l’hypothèse que le monde pourrait être changé grâce à cette
œuvre à laquelle ils participent. Selon un expert allemand des jurys
citoyens, « toutes les études démontrent que les conclusions sont
fortement marquées par la recherche de l’intérêt général. Sa défense est
un rôle si attrayant que les citoyens vont jusqu’à proposer des
solutions qui vont parfois à l’encontre de leurs propres intérêts. C’est
ainsi qu’aux États Unis les jurys citoyens ont demandé une augmentation
des impôts ». Pour la plupart, ces citoyens s’attristent de devoir
retourner à la médiocrité où la condition ordinaire les condamne, à
l’issue d’une telle communion intellectuelle et humaniste avec quelques
uns de leurs semblables. Ainsi on peut observer « la transformation
personnelle que beaucoup de membres des panels disent avoir subie :
l’expérience les marque, certains changeant de métier, de mode de vie,
s’impliquant dans la vie publique comme ils ne l’avaient jamais fait ».
Malgré leur pouvoir informatif ou catharsique, aucune des autres
procédures « participatives » n’est capable, au moins le temps
d’élaboration d’un avis, de transformer un être banal en citoyen
responsable capable d’humanitude. En ce sens, il faut craindre que
l’engouement croissant pour faire de l’internet un outil majeur de
l’élaboration démocratique vienne briser l’élan d’empathie,
lequel passe aussi par la communion physique, les regards complices, les émotions que traduisent les visages.
C’est
surtout l’humanitude qui fait l’originalité d’une conférence de
citoyens et ce phénomène nous semble découler d’une levée soudaine de la
chape oppressive qui inhibait au jour le jour l’intelligence, la
générosité, la volonté de savoir et décider. La conférence de citoyens
est l’occasion d’une rébellion paisible mais intégrale contre la
domestication. Cela ne suffit pas pour conduire une révolution sociale
impliquant la majorité de la population, mais donne à espérer dans les
capacités humaines pour définir et réaliser de véritables changements.
Car les gens qui peuplent nos sociétés sont rarement admirables :
souvent lâches, bêtes et égoïstes, la plupart ne sont que la forme
inhibée d’Homo sapiens comme la chenille rampante contient le papillon.
Permettre la métamorphose, même dans un bref échantillon, c’est
constater que l’imago vaut mieux que la larve et qu’il peut s’épanouir
chez le plombier ou la ménagère, le bourgeois ou le travailleur
précaire, l’apolitique ou l’électeur d’extrême droite… Il s’agit d’une
sorte de miracle, qu’ont observé presque tous ceux qui ont organisé ou
participé à de telles procédures. Peut être n’est ce possible que grâce à
la sélection des seuls volontaires pour constituer un jury citoyen ? En
effet, parmi les personnes tirées au sort mais qui ont refusé ce
mandat, exigeant et non rémunérateur, on peut penser que certains
auraient manqué de l’aspiration curieuse et altruiste nécessaire pour
transformer en « super citoyens », c'est-à-dire en personnes pleinement
conscientes que la solidarité est le meilleur ciment de l’humanité.
Par
l’acceptation d’une mission collective d’intérêt public, l’émulation
naît dans ce petit groupe et éveille la conscience universaliste de
ceux qui ne combattent pas pour prendre ou garder le pouvoir. Ainsi se
révèle le meilleur de l’humanité. Pourtant, il ne s’agit pas d’élitisme
quand ce sont les élus du sort eux même qui valident leur participation,
offert par le hasard, et que leur rôle fugace et bénévole se concentre
sur le bien commun.
Croire aux vertus de la citoyenneté,
ce n’est pas célébrer les êtres humains en l’état où les a placés la
société, c’est ne pas douter qu’un citoyen sommeille en chacun et
s’efforcer de l’éveiller, c’est cultiver l’humanitude pour faire du gogo
un citoyen. Dans l’immédiat, et pour cultiver au plus tôt la capacité
d’humanitude, en faire désirer les effets, les enfants pourraient
consacrer davantage de temps aux échanges pour des créations collectives
(dessins, scénario, chant choral, théâtre…).
Si des
conditions opportunes sont capables de révéler l’humanitude, on peut se
demander si cet état de l’humain est le fruit d’une levée d’inhibition
ou celui d’une stimulation. L’humanitude est elle empêchée dans les
conditions usuelles, ou bien des conditions exceptionnelles sont elles
capables de créer cet état ? On peut remarquer le rôle de l’économie
capitaliste pour maintenir les populations dans une situation
d’inhumanitude mais d’autres formes de société semblent aussi y
parvenir. Ainsi, même dans les sociétés dites « primitives », une
certaine hiérarchie et l’attribution de rôles affectés aux divers
membres pourraient freiner les manifestations d’humanitude.
Dans nos
sociétés néo libérales, une dispute oppose ceux qui accusent le
système de « flatter les bas instincts » avec les jeux d’argent, la
culture de compétition, le culte de la réussite, etc., à ceux qui
répondent qu’on ne doit pas refuser aux gens ce qui les rend heureux.
Mais, ce qui indigne finalement si, comme défendu ici, les êtres humains
ne sont pas ce qu’ils paraissent, s’ils peuvent plus et mieux, c’est la
dérision qui fait nommer démocratie un mode d’administration du monde
qui ignore (qui craint ?) ce supplément d’âme et d’intelligence, qui
parque les humains dans un troupeau existentiel n’accédant à la vraie
liberté que par des lucarnes intermittentes.
La démocratie ne peut se
suffire de l’exécution des pulsions de l’humain inachevé, mais c’est
pourtant là la seule exigence des démocrates aujourd’hui. Si notre
système politique ne peut qu’entretenir cette illusion grâce à
l’aliénation des majorités à coups de sondages, de débats publics ou
d’élections, c’est qu’il s’adresse toujours à la part la plus médiocre
de l’humain. Ainsi va la comédie politique…
Dans un
récent essai, Jeremy Rifkin voit se succéder trois âges de l’humanité.
L’âge de la foi a été suivi par l’âge de la raison, mais les atteintes
terribles de l’homme à sa planète et la mondialisation des cultures
ouvrent une nouvelle période qu’il nomme l’âge de l’empathie. Cette
empathie, constitutive de notre psyché, est presque toujours masquée,
mais elle appartient bien à l’humanitude. « Si la nature humaine est
matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste -, on
ne peut guère espérer résoudre la contradiction empathie-entropie. Mais
si, au plus profond, elle nous prédispose à …, l’élan empathique, il
reste au moins possible d’échapper au dilemme, de trouver un ajustement
qui nous permette de rétablir un équilibre durable avec la biosphère »
écrit Rifkin. Laissons-lui son engouement persistant malgré tout pour
une « troisième révolution industrielle », malgré les périls de
l’anthropocène. L’empathie ne devrait être capable de sauver l’espèce du
mauvais pas où elle s’est fourrée, à force de progrès, qu’en affirmant
la fin des illusions de maîtrise. Mais nous partageons cette vision d’un
sursaut nécessaire en plaçant le meilleur de l’humain en position de
piloter l’avenir.
Pour sa part, Patrick Tort, historien
fervent du darwinisme, a développé l’idée d’un « effet réversif de la
sélection » : au-delà des caractères avantageux pour l’espèce,
l’évolution a sélectionné chez l’homme la civilisation et ses vertus
morales, ainsi « une sympathie altruiste et solidaire dont les deux
principaux effets sont la protection des faibles et la reconnaissance
indéfiniment extensible de l’autre comme semblable ».
Le
discours biologisant sur la « lutte pour la vie » et sa version
néo libérale d’ "économie compétitive" qui soutient la pensée politique
hégémonique aujourd’hui ne répondent plus (ne répond pas) à la crise
dramatique de nos sociétés et de leur rapport à la nature.
Des concepts
souvent estimés vieillots comme l’altruisme, l’empathie ou la solidarité
doivent sortir de la boite moralisatrice où ils étaient confinés
pour devenir forces de proposition à travers la culture de
l’humanitude. »
Extrait de « l’Humanitude au
pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun » de
Jacques TESTART aux éditions SEUIL, janvier 2015.